Ces trois dernières années, j’ai enseigné la Gestion des projets de traduction, l’Assurance qualité et le Contrôle qualité aux étudiants de Master des universités de Rennes 2 et d’Evry val d’Essonne. L’occasion s’est présentée à moi à un moment où je ressentais l’envie de transmettre ce que j’ai appris au cours de presque vingt ans de métier. J’avais aussi envie de structurer ce savoir, de prendre le temps nécessaire pour le mettre en forme en le synthétisant. Ce fut beaucoup plus long et difficile que je m’y attendais : les étudiants n’ont, par définition, pas commencé à travailler et il faut donc partir de zéro pour concevoir les cours. Il n’est pas simple de se mettre à leur place et de discerner ce qu’ils savent déjà de ce qu’ils ignorent encore parmi tout ce qui semble élémentaire aux professionnels. Mais, comme le disait le Directeur de l’UFR dont je dépendais à Rennes « c’est un peu ce qui justifie notre travail » ; si les étudiants savaient déjà tout ça, nous n’aurions pas à le leur enseigner…
Illusions réciproques
Un autre piège provient des illusions réciproques qu’entretiennent professionnels et académiciens les uns au sujet des autres. Les universités sont avides des collaborations de professionnels, dont elles attendent un enseignement proche du terrain, très orienté vers la pratique. De leur côté, les professionnels ont tendance à justifier leur présence en fac par la construction de cours conceptuels, assez théoriques : il s’agit d’être un « bon prof », de dispenser des « cours magistraux » qui tiennent la route… Et puis il ne faut pas oublier non plus que le quotidien d’un métier s’appuie sur de très nombreux savoirs théoriques, qu’il faut connaître pour acquérir les bons réflexes. On ne conduit pas sans apprendre auparavant le code de la route ; on ne gère pas de projets de traduction sans connaître les notions essentielles(1). L’idéal, bien sûr, serait de faire découvrir aux étudiants par l’exemple pourquoi tel ou tel concept est nécessaire, puis l’enseigner en tant que tel et enfin le mettre en oeuvre au cours d’un autre exercice, avant de le corriger en revenant sur la notion théorique, et d’enchaîner sur la suivante. Mais il faut pour cela disposer de beaucoup de temps, bien plus que les heures prévues. On doit donc se résigner à introduire des notions qui seront approfondies pendant les stages ou l’apprentissage en entreprise.
Des projets d’équipe… intensifs
Une autre voie consiste à faire plancher les étudiants sur des projets d’équipe qui s’ajoutent aux exercices traditionnels, à remettre d’une semaine sur l’autre. Ces projets peuvent prendre des formes différentes suivant les circonstances et les usages de l’université concernée.
A Evry, nous avons conçu(2), avec Sabrina Baldo, qui dirigeait alors le programme de Master, un enseignement débouchant sur une semaine intensive de traduction, révision, contrôle qualité et gestion de projets. Bien sûr, nous nous inspirions pour cet examen de l’expérience Tradutech menée depuis plusieurs années par l’université de Rennes 2. Mais nous ne la dupliquions pas. Les étudiants de Master 2, formés à la gestion de projets et à l’utilisation de Trados, rédigeaient un Manuel Qualité quelques semaines à l’avance, et le présentaient aux étudiants de première année. Ce manuel décrivait le déroulement de chaque procédure qui serait mise en oeuvre pendant la semaine de simulation. Il expliquait où les fichiers seraient stockés, comment les nommer, ce qu’on attendait d’une traduction, quels étaient les critères de contrôle, comment réviser, etc. De leur côté, les étudiants de Master 1 constituaient une base de données des traducteurs contenant leurs noms, les trois domaines de spécialisation dans lesquels ils souhaitaient travailler et leur tarif au mot pour chacun. En début de semaine, les étudiants de Master 2, en binômes, découvraient les projets à livrer pour la fin de la semaine, choisissaient deux étudiants de Master 1 pour les traduire et les réviser, créaient une base terminologique, analysaient les fichiers avec Trados, constituaient un planning des remises intermédiaires fichier par fichier, calculaient un devis, des bons de commande, un tableau de suivi de la marge, envoyaient les fichiers à traduire, etc. Au cours de la semaine, les demandes terminologiques, la traduction, la révision, le contrôle qualité et les retours en révision occupaient l’essentiel du temps. Et, le vendredi, il fallait remettre les fichiers définitifs, contrôler ou aligner la mémoire de traduction, archiver tout… Juste après la remise des derniers fichiers, tout le monde se réunissait pour faire le point et lister les points à améliorer l’année suivante. Les commentaires des étudiants ayant participé aux deux sessions, en première et seconde année, étaient évidemment les plus instructifs. Il y avait parfois des réactions de ras-le-bol, bien compréhensibles après cette semaine très intense, où les étudiants restaient rivés à leur PC une dizaine d’heures par jour pour traduire et réviser leurs 6 000 mots. Pourtant, ce n’est pas ce sentiment qui dominait, mais plutôt la fierté d’être arrivés au bout, et d’avoir beaucoup appris en peu de temps. Le travail n’était d’ailleurs pas terminé puisque les étudiants devaient ensuite rédiger un mémoire individuel et une présentation, soutenue en équipe. Ce projet annuel, qui se poursuit aujourd’hui avec un autre enseignant, n’aurait pas été réalisable sans l’implication de Sabrina Baldo et la coordination entre les cours consacrés à Trados en première et deuxième année d’une part, et ceux de gestion de projet / assurance qualité, pour les deuxième année, d’autre part.
L’employabilité des étudiants
L’organisation des cours de l’université de Rennes 2 doit beaucoup à Daniel Gouadec, qui s’est démené pendant trente ans pour que les enseignements assurent aux étudiants le meilleur niveau d’employabilité. Du coup, le programme dédie à la pratique de nombreuses plages, intégrées à l’enseignement mais en dehors des heures de cours à proprement parler. Et les projets transversaux, intitulés « stages internes », sont légion. Après le départ en retraite de celui qui incarnait à lui seul le Master de traduction spécialisée du CFTTR de Rennes 2, l’équipe enseignante, réunie autour de Daniel Toudic, son Directeur, devait impulser une nouvelle dynamique. Plusieurs projets ont été lancés.
Tout d’abord, il fallait revoir le contenu de Tradutech. Cette semaine de traduction en situation quasi-professionnelle clôture chaque semestre, et concerne une centaine d’étudiants, de la troisième année de Licence jusqu’à la seconde année de Master. Les étudiants de Master 2 qui poursuivent leur formation à Rennes depuis l’origine ont ainsi participé à 5 semaines Tradutech lorsqu’ils quittent l’Université. J’ai proposé de nous appuyer sur cette imposante capacité de production pour réaliser une fois par an un Tradutech particulièrement ambitieux.
Un million de mots
Au lieu que les étudiants réalisent un projet modeste en prenant le temps voulu pour que chaque étape soit menée dans les règles de l’art, nous leur avons demandé de gérer un projet lourd et difficile à mener à bien en cinq jours. La première semaine organisée sur ce principe a vu cinq équipes d’une vingtaine d’étudiants être chargées de projets imposants (de 50 000 mots à 90 000 mots), qu’il fallait traduire, relire, et mettre en page. Aucune équipe n’avait exactement la même composition, et aucun projet n’était similaire aux autres. La fois suivante, tous les étudiants ont dû collaborer ensemble à la localisation d’un site web comportant un million de mots, dont trois-cents mille à traduire. Il était impossible d’y parvenir sans synchroniser très régulièrement les mémoires de traduction des différents modules (cela a d’ailleurs occasionné de multiples problèmes, qui n’ont pas tous été résolus). La troisième semaine Tradutech que j’ai initiée, les équipes fonctionnaient comme des agences de traduction mises en concurrence par des clients, et recevaient chaque jour des projets qu’elles n’étaient pas certaines de devoir traiter, et qu’il faudrait remettre avant le vendredi. Elles devaient faire des devis, choisir leurs traducteurs dans une base de données, traduire, relire, etc. Ces trois expériences étaient l’occasion pour les étudiants de mettre en oeuvre la quasi-totalité des apprentissages de l’année dans des conditions de stress proches de la vie en entreprise. Cela leur permettait aussi de discerner leurs points forts et leurs faiblesses, et de comprendre vers quel métier s’orienter : chef de projet, traducteur, maquettiste, linguiste, localiseur, spécialiste qualité…
Découvrir les outils de la traduction
En dehors de ces semaines d’examen dédiées à la pratique, les étudiants de Master participent à des projets au long cours, semestriels ou annuels(3). Ils s’y familiarisent avec des outils professionnels, et expérimentent la traduction en grandeur nature. A l’heure où l’on évoque les outils de productivité du traducteur et la traduction automatique, il était tentant de se lancer dans un expérience d’un genre nouveau. Nous avons demandé aux étudiants de première et deuxième année de Master de traduire un document en exploitant successivement plusieurs méthodes : traduction assistée par une mémoire de traduction, traduction assistée par un moteur de traduction automatique (Systran Enterprise Server 7), et traduction assistée par un logiciel de reconnaissance vocale (Dragon Naturally Speaking 11, de Nuance). Chaque équipe traduisait la même partie du document en utilisant un système différent dans un délai identique. Après quoi les équipes changeaient de technique pour traduire la partie suivante du document. En fin de parcours, les étudiants ont utilisé toutes les méthodes de traduction, et les enseignants ont mesuré les temps d’exécution et le degré de qualité associés à chaque méthode. Nous avons mené cette expérimentation à plusieurs reprises, en variant les textes à traduire et en modifiant certaines contraintes. L’organisation a exigé un important travail de préparation en amont : formation aux logiciels, essais « à blanc », description écrite précise de chaque tâche à réaliser, préparation d’une codification des tâches à enregistrer dans le système de suivi des temps, rédaction d’une grille d’évaluation des traductions… Impossible sinon de mesurer précisément les apports qualitatifs de chaque méthode, ce qui reste un travail extrêmement délicat et ardu lorsque toutes les conditions sont réunies.
Une qualité… certifiée
D’autres projets longs s’organisaient autour de la thématique centrale de la qualité de la traduction. Ainsi les étudiants ont-ils dû rédiger des Manuels qualité extrêmement complets et précis en prévision des semaines Tradutech et de l’expérience impliquant plusieurs méthodes de traduction. Ils devaient décrire toutes les procédures de production (traduction, révision, extraction terminologique, contrôle qualité…) et créer pour chacune un document de suivi (liste de contrôle de révision, grille de contrôle qualité…). Mais il fallait aussi décider d’une convention de dénomination des fichiers, constituer et décrire une arborescence de stockage, documenter l’utilisation des logiciels (SDL Trados notamment), etc. Avant le démarrage du projet, le Manuel était présenté à ses utilisateurs (les étudiants des autres années). En cours de production, les étudiants amendaient le Manuel qualité afin qu’il reflète ce qui avait réellement été réalisé, si c’était différent de ce qui avait été prévu au départ.
Toutefois, la politique d’Assurance Qualité d’une agence de traduction ne se résume pas au seul Manuel Qualité. C’est pourquoi nous avons demandé aux étudiants, en collaboration avec Bureau Véritas, de constituer la totalité d’un Système d’Assurance Qualité certifié conforme au standard Certitrad. Ce projet a duré une année entière : les étudiants ont analysé dans le détail toutes les exigences requises par la certification, ils ont créé des pseudo-agences de traduction, qui ont réuni ou créé toutes les pièces nécessaires à la constitution d’un Système d’Assurance Qualité. Ces systèmes ont fait l’objet d’un premier audit par Bureau Véritas, qui a transmis ses observations. Ensuite ils ont été modifiés puis à nouveau audités, et certifiés. Il s’agissait d’un énorme travail, qui a mobilisé les étudiants pendant de longues semaines : comme il n’existait pas de modèle préconçu, chaque groupe a dû créer son propre système en fonction de la façon dont elle interprétait les textes de la norme EN 15038 et du référentiel Certitrad. Et les exigences à satisfaire sont nombreuses !
La gestion de projets ? Un jeu !
Après avoir tant travaillé sur les questions de qualité pendant leur première année de Master, les étudiants passés en seconde année ont eu l’occasion de se lancer dans un projet plus réjouissant. Ils ont conçu et réalisé un jeu de société autour de la gestion des projets de traduction. Nous avions d’abord joué ensemble avec un jeu pédagogique qui illustre la façon dont on tient les comptes d’une entreprise, et dont les différents impôts (TVA, impôt sur le revenu) sont calculés et collectés. Après cette session, j’ai demandé aux étudiants de créer leur propre jeu au cours des six semaines suivantes. Je leur ai demandé d’inventer par eux-mêmes le plateau, les événements qui viendraient perturber le cours du jeu, et les règles, sans leur donner d’autres indications. Ils ont constitué plusieurs équipes : l’une était chargée de la conception, une autre de la réalisation et une autre du test… Ils se sont impliqués, ont enquêté auprès d’agences de traduction, ont beaucoup joué au Monopoly et à Trivial Pursuit, et ont testé leur jeu sur des professionnels…
Au final, ils ont créé « La Mort Subite du Traducteur »(4), où les joueurs représentent des agences de traduction qui doivent chaque mois épuiser leur capacité de production en acceptant les projets proposés par les clients sur les cases desquels elles arrivent au hasard des lancers de dés. Chaque projet apporte du chiffre d’affaires et retire de la capacité de production. A la fin de chaque tour, l’agence peut si elle le souhaite accroître sa capacité de production, ce qui augmente ses coûts. Et bien sûr, des événements insolites influent sur le déroulement : par exemple, quand la machine à café est cassée, la capacité de production augmente…
Tous ces projets ont été passionnants à initier comme à encadrer ; les résultats sont toujours intéressants, et souvent surprenants. Ils ne peuvent être menés à bien que dans le cadre d’une équipe soudée, comme c’est le cas à l’Université de Rennes 2(5), ou si au moins deux enseignants s’impliquent à fond ensemble, comme à l’Université d’Evry. Les étudiants y gagnent en professionnalisation, et saisissent beaucoup mieux l’intérêt des cours conceptuels, qu’ils peuvent ainsi relier à une pratique métier. Pour les enseignants, c’est un bon révélateur sur la réception de leurs cours. Les remarques des étudiants permettent d’identifier facilement ce qui doit être mis à jour ou précisé.
D’ailleurs, ces expérimentations pratiques démontrent à chaque fois combien un enseignement conceptuel et théorique est nécessaire aux étudiants. Il ne leur sert à rien de savoir manipuler tel ou tel logiciel s’ils n’ont pas connaissance du contexte dans lequel on l’utilise et pour quelle raison. Pas de théorie sans pratique, mais pas de pratique sans théorie !
Quant à moi, j’ai été très heureux de prendre un peu de recul sur mon métier de patron d’agence de traduction au cours de ces trois années… et je suis très heureux aujourd’hui de m’y immerger de nouveau !
(1) C’est pourquoi j’ai contraint tous mes étudiants à lire deux ouvrages de Daniel Gouadec : Profession : Traducteur et Guide des métiers de la traduction-localisation et de la communication multilingue et multimédia, parus à La Maison du Dictionnaire.
(2) Cette expérience a été décrite dans l’article « De la théorie universitaire à la pratique professionnelle : mise en place d’une simulation d’agence de traduction », en collaboration avec Sabrina Baldo, communication au colloque « Théorie et didactique de la traduction spécialisée » organisé par l’Université de Craïova, en Roumanie.
(3) J’ai décrit certains de ces projets lors de la communication intitulée « Le transfert d’expérience en gestion de projets et assurance qualité : témoignage d’un professionnel associé », Journée d’études organisée par le CFTTR de l’Université de Rennes 2 sous le titre « Quelles compétences, quelle formation pour les formateurs en traduction-localisation, terminologie, rédaction technique ? ». Mon intervention s’est déroulée à distance et la vidéo (homemade, avec zéro expérience et peu de moyens techniques) est visible ici.
(4) Hommage, paraît-il, à Daniel Gouadec.
(5) Il aurait été impossible de mener tous ces projets à bien sans l’implication totale et le dynamisme de Daniel Toudic, Directeur du CFTTR, et des enseignants, en particulier Jean-Marie Le Goff, Fabienne Moreau, Gaëlle Phuez, Katell Hernandez-Morin et Nolwenn Kerzreho.