Trouvé dans Les Echos du 22 avril, cet excellent article de Emmanuel Hecht au sujet de l’ouvrage Les Disparus du Littré, d’Héloïse Neefs, paru chez Fayard avec une préface d’Alain Rey.
Vie et mort des mots
Un « schizopode » n’est pas un unijambiste atteint de troubles de la personnalité, mais un animal doté de pieds fendus. Un « étriquet » n’est pas un « métrosexuel » étroit d’épaules, mais un filet. Un « contre-à-contre » n’est pas une posture du « Kama-Sutra », mais un terme de marine désignant des navires ? ou des objets ? très près les uns des autres, mais sans se toucher, parallèlement à la longueur. Ignorer le sens de ces mots n’a rien de scandaleux, ils ont disparu de la langue française. Chaque année, les éditeurs de dictionnaires fournissent une liste de mots nouveaux et les journaux se font un devoir de leur rendre un hommage. Mais aucun d’entre eux ne divulgue la liste des mots évincés, « tués », dans le jargon des lexicographes.
Héloïse Neefs, professeur, lexicographe, traductrice, les rappelle à notre bon souvenir dans « Les Disparus du Littré ». « Ceci n?est pas un dictionnaire, ni un roman, mais la vie des mots », précise-t-elle. Ce pavé de plus de mille trois cents pages est pourtant conçu comme un dictionnaire, il parle de mots « morts » et il se lit comme un roman historique. « La déploration de la « mort » des mots n’est pas l’affaire des linguistes, mais celle des amoureux du langage », précise Alain Rey dans une longue préface en forme de traité de biologie du langage : « le lexique bouge sans cesse ; plus vite que les sons du langage, beaucoup plus que la syntaxe ».
Chaque génération a ses modes, ses habitudes. Les mots disparaissent lorsque ce qu’ils désignent cesse d’être. Mais ce n?est pas systématique. Le remplacement du boulet, en artillerie, par d’autres projectiles, n’empêche pas l’usage figuré du mot. Même constat pour le vilain, disparu comme paysan pauvre, toujours présent au sens moral. Un mot trop court a souvent une vie abrégée, il n’a pas su s’imposer : « é » ou « ef » pour « abeille », par exemple. A l’inverse, des archaïsmes subsistent, mais on en a oublié le sens. Dans « il y a péril en la demeure », « demeure » en signifie pas « habitation », mais le fait de demeurer, de rester immobile, inactif. Un archaïsme peut aussi avoir un sens restreint : « pis » a signifié « poitrine », avant de se limiter aux tétines des vaches laitières : de même que « traire », qui, jadis, signifiait « tirer », est l’apanage de quelques mammifères. On note des retours en grâce : la « chienlit » et le « quarteron » lancés par De Gaulle, l’« abracadabrantesque » soufflé à Chirac par Villepin, « souci », « volontiers », « étrangeté », « incorrect », donnés pour obsolètes au XVIIè, un siècle plus épurateur que d’autres. « Les mots sont tous menacés, mais tous capables de renaître, conclut Alain Rey. Des immortels, peut-être ? ».
« Les Disparus du Littré » ne sont pas une « grimauderie »[1] de plus, voire un « grimelinage »[2], mais au contraire un « donatif »[3] plein de surprises.
Emmanuel Hecht
[1] Langage de pédant, radotage.
[3] Présent qu’on fait à quelqu’un
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